jeudi, juillet 21, 2005

Les médecines traditionnelles, entre guérison et initiation

Les guérisseurs d’Amazonie disent qu’ils ont acquis leur savoir au contact des plantes qui leur parlent. Pour accéder à cette compréhension, il est nécessaire de mettre en veilleuse transitoirement notre envahissante rationalité et un sens critique exacerbé et d'accepter de nous laisser guider. Le guérisseur lui-même passe par un processus d'initiation qui le confronte à son ombre, à sa mort ou à ses morts…
Donc, les plantes parlent !

Dans le cadre de cette approche des médecines traditionnelles le travail se fait d’abord sur le corps et à travers lui, secondairement, sur les affects et le mental. Le corps garde les archives de notre histoire personnelle et bien au-delà une sorte d’engrammation des héritages des parents, des ancêtres, de la culture, des fondements de l’être humain, de l’univers et de la vie en général. L’homme porte le monde en lui. Un certain nombre de techniques utilisées par les guérisseurs permettraient, en quelque sorte, une relecture ou une lecture des archives inscrites dans notre corps.
L’initiation servirait à relire son passé, à décoder son avenir et à intégrer dans un sens et dans un contexte beaucoup plus vastes celui de notre propre existence. Parvenir à se replacer dans une dimension universelle permettrait ainsi le surgissement de la vraie guérison.

Les traditions enseignent qu’au-delà de ce "monde-ci", du quotidien, de la manifestation incarnée, existe un "monde-autre", celui du Soi, des Dieux, du Ciel, des Archétypes, de l'Inconscient … toujours présent et actif mais pas accessible de façon permanente, sauf lors du franchissement d’un seuil de conscience, d’une porte symbolique. Ce passage peut se faire de manière spontanée, par le rêve ou par exemple lors d’un accident d'anesthésie pendant une intervention chirurgicale.

En médecine traditionnelle, ce franchissement se réalise intentionnellement au moyen de pratiques rituelles induisant une sortie de la conscience ordinaire et où souvent les plantes jouent un rôle central. L’idée est donc de visiter ce "monde-autre" pour ensuite procéder à l'intégration dans ce "monde-ci » des informations acquises lors du « voyage ». Les états modifiés de conscience dans cette perspective ne sont pas simplement des fuites et des envolées du réel mais ont toujours comme finalité le retour à l'ici et maintenant. Donc il s’agit au bout du compte de se recentrer dans l'intégration au présent, dans notre incarnation.

Le "monde-autre" est un monde peuplé, habité par un certain nombre de forces, énergies, êtres manifestant un degré d’autonomie envers notre univers et qu’on nomme aussi dieux, esprits, démons, entités ou archétypes… En passant ce seuil, le contact peut ainsi s’établir avec ces puissances invisibles susceptibles de nous informer et d'intervenir sur nous et dans notre vie. Cette communication peut donc être ou enrichissante ou dangereuse, d’où l’importance de ne pas faire d’explorations dans le "monde autre" de manière anarchique ou chaotique mais en instituant un cadre rituel précis et efficient qui requiert de l’expérience et une grande maîtrise.

L’intérêt en est de comprendre que l’homme est inséré au sein d’un vaste univers avec d’autres portes, d'autres entités, d'autres énergies, d’autres dimensions avec lesquelles l’homme doit gérer des relations, négocier, communiquer.

S ‘il y a beaucoup de plantes en Amazonie, la plante principale symbolisant les médecines traditionnelles est l'Ayahuasca du vocable quechua « aya » (mort) et « huasca » (corde). L’Ayahuasca est donc la « corde des morts ou de la mort », la liane qui permet la communication avec le monde situé au-delà de la mort.
Traditionnellement dans la culture amazonienne, une des fonctions essentielles de l'Ayahuasca est de permettre d’entrer en contact avec des personnes décédées, de converser et d’échanger avec elles.

Le breuvage Ayahuasca est le mélange de deux plantes : la liane Ayahuasca et un additif qui est souvent constitué des feuilles de l’arbuste Chacruna. La Chacruna prise seule donne surtout des phénomènes lumineux mais structure assez peu le matériel visionnaire. L’information, l’apprentissage est fourni essentiellement par la liane Ayahuasca qui, de ce fait, donne son nom au mélange. Les alcaloïdes de la Chacruna (DMT) sont inhibés au niveau digestif par une enzyme, la Mono-amine-oxydase (MAO). Les alcaloïdes de l’Ayahuasca inhibent à leur tour cette MAO et ainsi laissent passer la DMT dans le flux sanguin. La « lumière » de la chacruna va alors « éclairer » les informations de l’Ayahuasca, donnant ainsi des visions cohérentes pour le sujet. On comprend qu’il s’agit là d’une haute technologie qui ne relève ni du hasard ni de l’improvisation. On ne peut que s’étonner que cette sophistication biochimique d’une rare efficacité, récemment découverte en Occident, soit connue depuis des millénaires par les indiens d’Amazonie.

L’alcaloïde principal de l'Ayahuasca a été découvert dans les années 1920 et a d'abord été appelé « télépathine » du fait de ses effets étonnants sur le psychisme observé par les scientifiques. La forme naturelle d’usage de l’ayahuasca garantit l’intervention d’un phénomène d'autorégulation par le respect des barrières naturelles de l'organisme, digestive et neurologique. L’Ayahuasca, comme toutes les préparations visionnaires végétales (avant mal désignées par le qualificatif péjoratif et faux « d’hallucinogènes »), n’induisent aucun phénomène de dépendance. Il n’existe donc pas d’addiction à l’Ayahuasca qui, par ailleurs, n’est jamais mortelle, même à très hautes doses.

Au vu de cette complexité, on comprend que la maîtrise de l’Ayahuasca requiert bien davantage que d’avoir assisté à quelques sessions. Les difficultés de l’exploration du monde-autre demandent humilité et patience et la présence d’un guide éclairé et expérimenté. La formation prend des années et demande de longues périodes de diètes, jeûnes et abstinence sexuelle, avec un exigent travail sur soi-même, autrement dit une puissante vocation, toujours à renouveler.

Les initiations dans les tribus ou groupes ethniques amazoniens sont précédées de l’enseignement aux enfants et aux jeunes des grands mythes de la cosmogonie amazonienne.
Les rites de passage à l’adolescence ou à la puberté font appel à l’usage ritualisé de plantes psychoactives où, à travers les visions et états modifiés de conscience, ils peuvent vérifier l’authenticité de ces figures de la mythologie qui leur a été transmise.

Les médecines traditionnelles amazoniennes, dans leur forme la plus évoluée, supposent l'induction contrôlée de modification de la conscience permettant d’explorer l’univers intérieur de l’individu qui coïncide au sein de l’expérience avec les structures de l'univers extérieur. Les formes du "monde-autre", esprits de la nature ou entités spirituelles reflètent symboliquement les forces internes qui nous habitent. De ce fait, la dualité extérieur/intérieur se dissout.

La majeure partie des plantes utilisées dans le contexte initiatique amazonien sont purgatives, induisant vomissements, diarrhées, sueurs … L’Ayahuasca, simultanément a ses effets visionnaires permet un travail de nettoyage du corps et à ce titre est appelée « purga » (la purge) par les guérisseurs. Ils considèrent que leur travail n'est pas tant d'induire des états modifiés de conscience mais plutôt de permettre au corps d’être de plus en plus propre et ainsi que les « canaux » puissent être débouchés aux fins de recevoir l’information de l’intérieur. Le travail sur le corps est donc essentiel et passe par la purgation ou purification. Ce travail sur le corps doit nécessairement être suivi d’un travail d’intégration des informations acquises, une concrétisation dans le quotidien.

Tout travail initiatique d’exploration du monde-autre dans le concept des médecines traditionnelles est basé sur le « on y va, on en revient et on intègre ». Les grands guérisseurs amazoniens sont des paysans, ils se lèvent le matin, vont cultiver leurs champs, ont une famille et s'occupent de leur maison… et puis une fois par semaine, deux fois, trois fois, ils font leurs expériences. Ils ont des phases d'isolement dans la forêt où ils accèdent à des états modifiés de conscience induits par différentes techniques et par les plantes, puis ils reviennent à leur vie quotidienne. Ce va-et-vient, ce contrepoint ou passage entre les mondes est permanent. L’échange ne cesse jamais. Le travail initiatique n'est donc pas une évasion vers des réalités différentes mais l’acceptation pleine de l’incarnation. Il s’agit d’une exploration lointaine exécutée rituellement pour mieux en revenir et ainsi enrichir la vie quotidienne.

Pour accéder à ce vécu, le rite est absolument nécessaire. L’éventuelle complexité des manifestations sensibles d’ordre symbolique (mots, gestes, parfums, chants…) relève d’une rigoureuse « technologie du sacré », opératoire et appropriée au contexte et, dans ce cas, à la plante utilisée. La forme ou structure rituelle permet d’instaurer un lieu sacré qui sert de « sas » entre les mondes et où peuvent coïncider les espaces-temps. L’ouverture de cette porte permet d’entrer et circuler dans le "monde-autre" mais surtout d’en revenir.

L'Ayahuasca sous cet angle peut être définie comme une plante-véhicule qui permet d’entreprendre ce voyage. La conduite de ce véhicule, donc le rituel, est en partie imposée par la structure énergétique de la plante. Chaque plante possède une structure très particulière, une matrice énergétique que les guérisseurs désignent précisément du nom de « madre » (mère). L'Ayahuasca montre une énergie typiquement féminine non rationnelle et est souvent visualisée sous la forme symbolique d’une "femme sans tête".

L’usage correct de l'Ayahuasca peut permettre un meilleur discernement sur sa propre vie et par là même d’opérer des choix latents, de définir des options plus claires. L’accès au « monde-autre » révèle une dimension transcendante de notre existence et de la vie en général.

La disparition en Occident des espaces d’initiation authentique et de sacralité induisent les adolescents à quêter « sauvagement » par eux-mêmes des rites de passage. Cette aspiration à l’exploration du « monde-autre » semble une nécessité intrinsèque à la nature humaine. Non satisfaite, cette soif de sens, de transcendance, conduit à des tentatives maladroites voire dangereuses d’auto-initiation. La disposition massive sur le marché de la consommation moderne de substances psychoactives, légales ou illégales, facilite sinon encourage le passage à l’acte. Cependant, toutes les précautions du savoir-faire millénaire indien sont négligées : usage de substances inadéquates, addictives, mal dosées, sans guide, sans préparation préalable, sans rituel rigoureux, sans intégration ultérieure des expériences… La toxicomanie naît de cette ignorance-arrogance occidentales en ce qui concerne la maîtrise des phénomènes de la conscience. Dans le même temps, la reprise correcte de ces auto-initations sauvages chez des toxicomanes par des techniques correctives avec usage de plantes purgatives et psychoactives non addictives, comme l’Ayahuasca, montrent des résultats extrêmement encourageants dans des expériences de terrain.

Le temps est sans doute venu où les savoirs ancestraux sont à même de nous permettre de redécouvrir comment respecter la nature et notre propre nature humaine. Ceux-ci nécessitent aussi notre aide afin de sortir de l’ostracisme dans lequel ils se trouvent, de récupérer leur dignité, de préserver leurs territoires et leurs traditions, de s’élargir à l’inévitable dimension de l’universalité sans y perdre leur âme. La rencontre des médecines traditionnelles et du monde occidental peut devenir un enrichissement mutuel et une source de fécondation réciproque.


Catherine Bourgeois pour Terre Sacrée le 21 Juillet 2005

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